Dans la rue
Tu prends la première rue à droite.
Tu ne risques pas de le rater. D'ailleurs, c'est presque son heure. Tu auras juste une cinquantaine de mètres à faire. Tu le verras sûrement de loin sur le trottoir mais ne te fais surtout pas remarquer car il s'enfuirait très vite s'il te reconnaît. Quoique aujourd'hui, je pense qu'il aurait beaucoup de mal à courir : il s'est fait une entorse la semaine dernière et se déplace depuis avec des béquilles. S'il ne s'y trouve pas encore, ça en serait la cause mais il ne tardera pas. Tu vas être estomaquée. Ce fut mon cas.
Je l'avais perdu de vue depuis plus de six mois. Depuis ce fameux jour où il nous avait quittés. Sans un mot. Les yeux brouillés et la mine défaite, peu sensible à nos témoignages de sympathie. Vaines tentatives de réconfort après le licenciement brutal dont il avait été l'objet.
Tu n'as sûrement pas oublié l'énorme soulagement que nous avions tous éprouvé et vainement essayé de camoufler pour lui donner l'impression que nous partagions sa peine?
Nous nous étions, pourtant, promis une solidarité sans faille et jurés de lutter tous ensemble contre l'inéluctable décision.
Tout cela l'avait marqué, il le ressent encore aujourd'hui. Dans l'expression de son visage dont je te laisse le soin de retrouver les traits que tu as connu, j'ai retenu le sourire narquois et le regard ironique d'un homme qui ne croit plus en l'homme.
Vas-y, peut être que tu auras plus de chance. Peut être qu'à toi, il expliquera pourquoi il s'est laissé aller. Pourquoi un être aussi brillant, intelligent et fier, sombre dans la déprime, s'abandonne dans la chute, renonce à tout : femme, enfants, parents et amis, pour ces cartons sur un coin de trottoir, ces sacs informes et ce duvet malodorant ?
Moi, il ne m'a pas répondu. Il a même refusé mon billet de vingt euros.